AVTUAE

Interpol : un rapport épingle l’influence croissante des Émirats arabes unis au sein de l’agence policière

Un ancien juge britannique rend public, ce mercredi 7 avril, une enquête consacrée au rôle joué par le régime d’Abou Dhabi dans les coulisses de l’institution mondiale de la police basée à Lyon. En avant-première, Mediacités a pu consulter son travail commandé par des avocats anglais.

Mathieu Martiniere / We Report

“Non seulement un président d’Interpol émirati servirait à valider et à approuver le dossier des droits de l’Homme ainsi que le système de justice pénal des Emirats arabes unis, mais, en outre, le major général Al-Raisi est inapproprié pour le rôle. » La conclusion du rapport de Sir David Calvert-Smith, intitulé « Influence indue : les Emirats arabes unis et Interpol », publié ce mercredi 7 avril et que Mediacités a pu consulter en avant-première, est sans appel. Selon nos informations, ce grand juge britannique à la retraite, ancien directeur des poursuites pénales en Angleterre et au Pays-de-Galles, a été missionné par des avocats anglais suite à la candidature du major général Al-Raisi à la présidence d’Interpol, l’agence policière mondiale basée à Lyon.

Comme Mediacités le racontait en novembre, Ahmed Nasser Al-Raisi, inspecteur général du ministère de l’Intérieur des Émirats arabes unis brigue la présidence d’Interpol – il est actuellement membre de son comité exécutif. Or, ce haut-dignitaire est accusé par deux citoyens britanniques d’avoir fermé les yeux sur des actes de torture dont ils se disent victimes [voir le témoignage en vidéo de l’un d’eux sur Mediacités]. Contactés, le major général Al-Raisi et le ministère de l’Intérieur des Emirats arabes unis n’ont pas répondu à nos questions.

Du côté de la Cité internationale, où se trouve le quartier général de l’agence policière, on botte en touche. « Il serait inapproprié que le secrétariat général d’Interpol commente un rapport auquel il n’a ni contribué, ni vu », répond, à Mediacités, un porte-parole de l’institution.

« Ce pays est loin d’être un bon exemple »

Les 48 pages signées David Calvert-Smith reviennent sur le rôle prédominant joué depuis quelques années par le petit Etat du Golfe au sein de l’organisation mondiale. Si on peut y déplorer l’absence des points de vue contradictoires d’Interpol et des autorités émiraties, l’enquête se révèle documentée et sourcée. « Ma principale conclusion est que même si les Émirats arabes unis ont accompli des progrès dans le domaine des droits de l’Homme, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Ce pays est loin d’être un bon exemple, à la fois sur le plan intérieur, mais aussi pour son utilisation des notices rouges d’Interpol [les avis de recherches] », explique David Calvert-Smith, joint par Mediacités.

Le don de 50 millions d’euros des Emirats arabes unis à la Fondation Interpol, une entité privée basée à Genève, est scruté à la loupe par l’ancien juge britannique. « Il est difficile d’échapper à la conclusion que le seul but de la “Fondation Interpol pour un monde plus sûr” est d’être un canal d’acheminement de l’argent du gouvernement des Emirats arabes unis vers Interpol », peut-on lire dans son rapport. En novembre dernier, un porte-parole d’Interpol défendait que « plus de 180 pays ont bénéficié ou pris part à une gamme d’activités financées par cette contribution », et assurait que « l’indépendance et la neutralité d’Interpol sont expressément garanties dans chaque accord signé par l’organisation ». Il n’en reste pas moins qu’avec son don très généreux, le régime d’Abou Dhabi est devenu l’un des premiers financeurs d’Interpol.

Le rapport détaille également plusieurs exemples de notices rouges litigieuses émises par les autorités émiraties. Le petit état du Golfe utilise de fait les célèbres avis de recherches d’Interpol, normalement réservés pour des crimes graves, à des fins civiles. Ainsi le cas de Robert Urwin, un citoyen britannique emprisonné quarante jours en Ukraine, en 2018, aux côtés d’assassins et de violeurs, pour une histoire de chèque refusé treize ans plus tôt aux Emirats arabes Unis. La notice a fini par être retirée par Interpol.

Atteintes aux droits de l’Homme

David Calvert-Smith analyse ensuite durement le système judiciaire émirati et rappelle que celui-ci est « largement critiqué au niveau international ». De nombreuses atteintes aux droits de la défense et aux droits de l’Homme sont documentés dans le rapport, à l’instar du cas de l’universitaire anglais Matthew Hedges, interviewé par Mediacités en novembre dernier, retenu et torturé pendant des mois dans les geôles émiraties en 2018.

Ou encore du cas d’Ahmed Mansour, militant émirati pour les droits de l’Homme, condamné en 2018 à dix ans de prison pour « atteinte à la réputation de l’Etat », alors qu’il appelait publiquement à une réforme politique du pays. Un cas dénoncé par les Nations unies, qui estiment que ses conditions de détention « violent les normes internationales fondamentales en matière de droits de l’Homme ». En vain. Le militant est toujours détenu aujourd’hui aux Emirats arabes unis, malgré la pression de la communauté internationale. En France, cinquante-sept députés, dont le Lyonnais Hubert Julien-Laferrière, ont exhorté Emmanuel Macron à demander la libération de l’opposant politique en février dernier.

Enfin, Sir David Calvert-Smith s’attarde sur le parcours du candidat émirati à la présidence d’Interpol. « Depuis la nomination d’Al-Raisi comme inspecteur général du ministère de l’Intérieur en 2015, il y a eu de nombreuses allégations de torture et d’abus dans les prisons émiraties, tant à Abou Dhabi qu’à Dubaï », reproche-t-il. Selon son enquête, le major général a « incontestablement un pouvoir significatif et une influence » sur l’état des prisons, les services de police et la justice pénale dans son pays.

À ce titre, il « est loin d’être le candidat idéal à la direction de l’une des plus importantes organisations policières au monde », conclut l’ancien juge, également sévère avec Interpol, pour son manque de transparence autour de l’élection de son président. « Interpol est très opaque », lâche-t-il à Mediacités.

Avant d’être annulée pour cause de Covid-19, l’élection du président du comité exécutif devait se dérouler lors de l’assemblée générale de l’agence mondiale, initialement prévue en décembre 2020 à… Abou Dhabi, aux Emirats arabes unis. Selon nos informations, elle se tiendra finalement à Istanbul, en Turquie, du 23 au 25 novembre 2021.

mediacites.fr

Add comment